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Kersten vint tout d’abord pour quelques heures à Hartzwalde. Outre Élisabeth Lube, il y trouva Mme Imfeld qui l’attendait. Cette jeune femme était venue le 13 août précédent l’entretenir de la possibilité d’héberger en Suisse vingt mille concentrationnaires juifs. Elle dit à Kersten :
— Himmler n’a rien fait. Par contre, des officiers S.S. parcourent la Suisse et promettent de libérer des Juifs à raison de cinq cents francs suisses par tête de Juif ordinaire et deux mille pour les Juifs importants. Les autorités helvétiques sont au comble de l’indignation, devant ce trafic éhonté de chair humaine.
Le jour suivant, Kersten arrivait au nouveau Quartier Général que Himmler avait à l’ouest, en Forêt-Noire. Le Reichsführer était déprimé par sa maladie, mais surexcité par les préparatifs de l’offensive que von Rundstedt allait lancer dans les Ardennes contre les troupes alliées. C’était, à la fin de l’année 1944, le suprême coup de boutoir de la Wehrmacht dans sa retraite.
Quand il se sentit soulagé par le traitement du docteur, Himmler laissa éclater sa joie triomphante. Il s’écria :
— Tous les calculs de Hitler vont se vérifier. Il demeure le plus grand génie de tous les temps. Il sait à un jour près quand nous aurons la victoire. Le 26 janvier prochain, nous serons revenus à la côte atlantique. Tous les soldats américains et anglais auront bu l’eau de la mer. Alors nous aurons assez de divisions libres pour écraser les Russes. Nous les battrons à mort. Vous allez voir cela quand entreront en jeu nos armes secrètes.
— Dans ce cas, dit Kersten, il vous est encore plus facile d’être généreux. C’est dans le triomphe que se montre un vrai chef magnanime.
Le docteur se mit à exposer dans leur ensemble les éléments du plan Gunther. Il en avait donné les détails au jour le jour, par téléphone, à Himmler et celui-ci les avait, en principe, acceptés. Si bien que Kersten s’attendait de sa part à un accord rapide et complet. Mais, à sa stupeur qui devint vite de l’angoisse, il trouva chez Himmler une résistance irréductible, absolue. Tout ce qu’il avait convenu de faire en faveur des Norvégiens et des Danois, le Reichsführer s’y refusait brutalement. Il repoussait en bloc toutes les requêtes de la Suède. La perspective des succès militaires de von Rundstedt, après tant de désastres, donnait à Himmler un sentiment d’élation enivrante, délirante. Porté par elle hors des abîmes de la peur et du désespoir où, sans se l’avouer, il venait de vivre, le Reichsführer considérait de nouveau le monde comme promis à la race d’élection, au règne du grand Führer germanique. Plus il avait douté de son idole, plus bas il se prosternait devant elle. Il n’avait qu’un moyen de racheter sa faute : la cruauté la plus inhumaine.
— L’heure n’est plus à la faiblesse, répondait Himmler à tous les arguments, à toutes les prières.
Matin après matin, Kersten reprit la lutte pour le salut des hommes qui agonisaient dans les camps. Il ne réussit pas à convaincre Himmler, pas même à le faire hésiter.
Sur ces entrefaites, le docteur reçut un coup accablant : il apprit de source sûre que Venzel avait été pendu.
Venzel, pour qui tant de fois et avec tant de chaleur Kersten était intervenu auprès de Himmler ! Karl Venzel, son vieil et cher ami, dont Himmler avait juré au docteur, la veille même de son départ pour Stockholm, qu’il aurait la vie sauve !
À peine eut-il compris cela que, sans réfléchir, sans se faire annoncer, sans même avertir Brandt, le docteur courut chez Himmler aussi vite que le lui permettait sa corpulence. Il poussa brutalement la porte du Reichsführer et apparut devant lui, grand, massif, les poings serrés, le sang aux joues. Et il cria :
— Alors, vous avez fait pendre Venzel ! C’est ça votre parole ! C’est ça votre honneur ! Et vous avez osé me donner votre main comme gage de votre serment, comme gage de la promesse, de la foi d’un grand chef germanique !
Kersten s’arrêta, grondant, étouffant de chagrin, de colère et de mépris.
Pour une fois, dans son attitude envers Himmler, il n’y avait eu aucune manœuvre, aucun calcul. Il s’était abandonné à la force aveugle de ses sentiments. Cela porta davantage que le plus habile stratagème.
Pris en flagrant délit de mensonge, de déshonneur, devant le seul homme sur terre par lequel il voulait et croyait être aimé, admiré, le Reichsführer, qui rêvait d’émuler Henri l’Oiseleur, se décomposa de chagrin et de honte. Ses épaules s’affaissèrent, son nez s’amincit, ses lèvres commencèrent à trembler, tout son visage eut l’expression d’un enfant laid et sournois obligé de reconnaître sa faute et qui craint d’être fouetté.
Il gémit d’une voix pleurnicharde :
— Croyez-moi, oh, croyez-moi ! Je n’y pouvais rien. Hitler le désirait à tout prix. Il avait fait arrêter Venzel personnellement et c’est personnellement qu’il a donné l’ordre de le pendre. Que pouvais-je faire ! Quand la sentence est prise de cette façon, par le Führer lui-même, je dois venir en personne lui annoncer qu’elle est exécutée. Croyez-moi, oh, croyez-moi, si la chose avait été humainement possible, j’aurais laissé Venzel en vie. Mais là, je vous le jure, c’était au-dessus de mes forces.
Kersten tourna brutalement le dos à Himmler. Les lamentations, les geignements du Reichsführer ne faisaient qu’exaspérer sa rage, la portaient à un point où elle pouvait lui faire accomplir un mouvement irréparable.
— Non, non, ne partez pas !… cria Himmler. Écoutez… écoutez-moi.
Kersten claqua la porte derrière lui.
Comme il quittait le wagon-salon, il rencontra Brandt et lui confia sa peine et sa fureur. Mais Brandt, en qui le docteur avait toute confiance, lui confirma la vérité des propos de Himmler et l’impuissance absolue où s’était trouvé celui-ci de désobéir à son maître.
— N’oubliez pas, ajouta Brandt, que Venzel faisait partie du complot contre la vie de Hitler ou, tout au moins, que Hitler l’a cru. Il s’agissait pour lui d’assouvir une vengeance personnelle. Dès lors, la volonté, le pouvoir de Himmler ne comptaient plus.
Kersten se taisait.
— Allons, docteur, reprit Brandt avec un triste demi-sourire, allons, vous êtes assez au courant des choses dans notre petit cercle pour voir la situation.
— Oui… je vois…, dit lentement Kersten.
Sa colère était tombée. Il ne restait plus en lui qu’une grande tristesse. Mais voici que, peu à peu, du fond de cette tristesse même, se leva un espoir singulier. Kersten se souvint du visage défait, honteux, suppliant, larmoyant qu’avaient donné à Himmler le sentiment de sa faute, la conscience d’avoir failli à son honneur de grand chef allemand… Il fallait mettre à profit, immédiatement, entièrement, cet état d’infériorité. Il fallait que la mort d’un homme servît à en sauver dix milliers d’autres.
— Merci, dit Kersten à Brandt.
Il retourna chez Himmler et dit d’un ton très calme :
— Vous pouvez me prouver tout de suite que, en laissant exécuter mon ami, c’est malgré vous que vous m’avez manqué de parole. Je croirai que l’intervention personnelle de Hitler a pu vous empêcher de vous conduire en homme d’honneur à la seule condition que, dans le domaine où vous êtes le maître, vous teniez vos promesses.
— Tout ce que vous voudrez, tout ce qu’il vous plaira… je le jure, s’écria Himmler.
Ainsi, le 8 décembre 1944, Kersten obtint du Reichsführer :
L’engagement formel de réunir, pour commencer, tous les internés scandinaves dans un même camp et de laisser entrer en Allemagne cent cinquante autobus suédois pour leur transport.
La liberté pour trois mille femmes (Hollandaises, Françaises, Belges et Polonaises) enfermées au camp de Ravensbrück, dès que la Suède serait prête à les accueillir.
La libération immédiate de cinquante étudiants norvégiens et cinquante policiers danois détenus dans les camps de concentration.
Et Kersten ne s’en tint pas là. Continuant de jouer sur l’état d’esprit du Reichsführer en ce jour mémorable, il dit :
— Il y a la question des vivres suédois pour le territoire que vous occupez en Hollande.
— J’aimerais voir crever tous les Hollandais qui sont encore sous notre coupe, grommela Himmler.
Il rencontra le regard de Kersten et ajouta précipitamment :
— Mais puisque vous êtes à demi Hollandais, d’accord, d’accord !
Même cela ne suffit pas au docteur. Il aborda la question juive et rapporta les marchandages ignobles auxquels se livraient en Suisse des officiers S.S., des officiers du corps d’élite si cher à l’orgueil du Reichsführer. Une honte nouvelle vint s’ajouter à celle qui avait accablé Himmler.
— Donnez-moi les vingt mille Juifs que veut héberger la Suisse, dit alors Kersten.
— Vous n’y pensez pas, cria Himmler épouvanté. Hitler me ferait pendre sur-le-champ.
— Hitler n’en saura rien, dit Kersten. Vous êtes assez puissant sur vos services pour que la mesure reste secrète. Cette fois (et Kersten fixa ses yeux sur ceux de Himmler), il ne s’agit pas de Venzel.
— Bon, bon, gémit Himmler. Mais tout ce que je peux vous accorder, c’est deux mille Juifs, trois mille au plus. Je vous en supplie, ne m’en demandez pas davantage.
Il porta les mains à son ventre et dit misérablement :
— J’ai très mal.
Kersten le soigna.